Le Criquet N°280 - Un intervalle diabolique
Voici mon dernier rédactionnel paru dans le Criquet magazine N°280 de novembre 2024 en page 4.
Un intervalle diabolique
La musique possède un vrai pouvoir de suggestion, c’est indéniable. Une puissance qui, au Moyen-âge, suscita la méfiance des austères représentants du clergé. De là à attribuer au diable certains aspects de cet art, il n’y avait qu’un pas… franchi par les censeurs, qui définirent ainsi la nature d’une musique diabolique : à la fois séductrice et ensorcelante ou à contrario dissonante et laide. Une croyance suggère même que la présence du diable se dissimulerait, depuis l’époque de Pythagore, dans un accord musical. Ce motif harmonique mis en cause s’appelle l’intervalle de triton : c’est la quarte augmentée (ou quinte diminuée) que l’on obtient par exemple en jouant un fa et un si pour les musiciens. Cet intervalle de trois tons engendre une très forte tension, une sensation déstabilisante et désagréable à l’écoute. À tel point qu’il était particulièrement déconseillé de le jouer au moyen-âge. Il avait, disait-on, le pouvoir d’invoquer le démon. D’ailleurs, si l’orgue jouait ce triton dans l’église, les piliers, soumis à cet accord instable, se mettaient à trembler. Les musiciens de cette époque évitaient donc sa sonorité particulièrement difficile. Un célèbre compositeur et théoricien du début du XVIIIe siècle : Johann Fux, portât le coup de grâce en qualifiant cet accord de diabolus in musica dans son célèbre traité d’harmonie Gradus Ad Parnassum (écrit en 1725). À bien y regarder, cet intervalle ne fut pas vraiment proscrit mais plutôt contourné en raison de sa complexité harmonique. Il a évidemment fasciné les compositeurs pendant des siècles et on peut le retrouver dans des chants grégoriens tels que le Misit Dominus, chez Guillaume de Machaut dans son motet De souspirant cuer. Le triton évoque Judas dans la Passion selon saint Jean de J.S. Bach, Tartini l’utilise dans sa Sonate trille du diable. Il se faufile chez Mozart et Liszt. Berlioz l’utilise dans La damnation de Faust et la Symphonie Fantastique, Saint-Saëns dans La Danse Macabre, qui dès son ouverture fait résonner un triton grinçant. On pense aussi à Jimi Hendrix avec Purple Haze. C’est devenu aujourd’hui l’intervalle caractéristique et incontournable du jazz et du blues.
Olivier Mesnier, Professeur de guitare et musicien