
Le Criquet N°286 - Mystères autour de Jeux interdits
Voici mon dernier rédactionnel paru dans le Criquet magazine N°286 de mai 2025 en page 4.
Mystères autour de Jeux interdits
Lorsque le film de René Clément : Jeux interdits sort en 1952, le public est conquis. Aujourd’hui, on se souvient surtout du thème musical réédité sur disque en 1970, intitulé Romance anonyme, interprété par le guitariste espagnol Narciso Yepes (1927-1997). Ce morceau de guitare classique est devenu le tube incontournable pour tout musicien en herbe et la plupart des auditeurs ont fini par l’identifier au film. Sa mélodie touchante et naïve illustre à merveille le scénario : la vie difficile et tragique de la campagne d’après guerre, vue par les yeux innocents de deux enfants. Pourtant, ce morceau de guitare est resté longtemps bien mystérieux. La faute sans doute à l’interprète Narciso Yepes qui, lors d’un entretien radiophonique en 1982, affirmait avoir composé cette romance pour sa mère alors qu’il était enfant, en s’inspirant d’une mélodie dont il ignorait l’origine. Sauf que la musique de Jeux interdits est exactement la même que celle du film Arènes Sanglantes, sorti onze ans auparavant… jouée par Vicente Gómez et composée soi-disant par Alfred Newman. Or, Alfred Newman ne semble pas en être l’auteur non plus, puisqu’on a retrouvé un manuscrit du guitariste espagnol Fernando Sor (1778-1839), intitulé Melodia de Sor dont les notes sont quasi-identiques à ce que jouait Narciso Yepes. En y regardant de plus près, l’attribution de cette mélodie à Sor n’est guère compatible avec son style de composition. On retrouve d’ailleurs en 1913, publiée en Argentine, une partition de ce morceau intitulée Estudio para Guitarra, attribuée au compositeur espagnol Antonio Rubira (1821-1880). Une romance devenue très populaire à Buenos Aires à la fin du XIXème siècle. Un ami de Rubira aurait confié cette partition au guitariste Sévillan Juan Valles (1835-1926) juste avant qu’il n’émigre pour l’Argentine en 1878. Une histoire longue et confuse qui, de fait, évite de payer des droits d’auteur et permet aux productions de conserver les bénéfices générés par les ventes. On retient aujourd’hui que le compositeur de cette romance utilisée pour le film Jeux interdits est très vraisemblablement Antonio Rubira. C’est d’ailleurs ce que m’avait affirmé mon propre maître de guitare Oscar Cáceres lorsque j’étais étudiant.
Olivier Mesnier, Professeur de guitare et musicien